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Arzew - Historique

 

Une journée à Arzew


Titre et Auteur : 
Siroco  /  Georges Fleury


Le vent de la passion

Éditions Grasset & Fasquelle
61, rue des Saints-Pères 75006 Paris

 
 

Georges Fleury, maître incontesté du récit de guerre et des histoires d'animaux, s'est révélé romancier avec Le Dernier Chant des dinosaures.

 

En cette fin de matinée du 12 mai 1958, un vent levé depuis l'aube brasse en bouillon la baie d'Alger. Une barge de débarquement, un LCM aux piètres qualités marines rescapé de la Seconde Guerre mondiale et des combats d'Indochine, trace sa route lente parmi des vagues courtes. A peine sortie du petit port de pêcheurs de La Pérouse, au-dessous du centre Siroco, l'école des fusiliers marins, elle, s'est mise à danser la gigue. Un cercueil contenant le corps d'un matelot tué la veille au cours d'un accrochage, embarqué après une brève cérémonie, repose dans sa cuve et, sous l'effet du tangage et du roulis forcissants, se met soudain à riper de bâbord à tribord et d'avant en arrière.
- Mais immobilisez-le, nom de Dieu ! hurle l'enseigne de vaisseau de réserve Pierre Chevrel chargé de convoyer la bière. Il va finir par s'ouvrir.
Deux matelots de manœuvre sautent dans la cuve. Le cercueil leur échappe plusieurs fois dans d'horribles grincements. Il cogne de plus en plus fort sur les cloisons. Pierre Chevrel rejoint ses hommes dépassés par la force du bélier fou. Il se jette avec eux sur son bois luisant d'eau. Le trio, après quelques vaines tentatives, réussit enfin à bloquer le cercueil. Les deux matelots, tandis que l'enseigne remonte près du patron de l'engin, s'assoient dessus pour le maintenir contre des cordages lovés en tas dans un angle de la cuve.
Quelque trois cents mètres derrière l'embarcation crachant une fumée brune et puante, la section d'hommes en armes qui a rendu les honneurs au mort remonte vers le centre Siroco. Le capitaine de frégate Rangier, le pacha de l'école, lorsqu'il la dépasse dans sa jeep, se retourne pour apprécier l'alignement que conservent ses apprentis malgré la pente raide.
Pierre Chevrel, maintenant tout éclaboussé d'embruns, est vêtu d'une veste de serge bleue et d'un pantalon de toile blanche. Pas très grand, il est pourtant bien découplé et son uniforme vieillit à peine son visage aux yeux bleus hâlé par des mois de courses dans les djebels de l'Ouest algérien. Avant de venir suivre au cap Matifou le stage qui lui permettra de porter le béret vert rendu célèbre le 6 juin 1944 par les commandos du lieutenant de vaisseau Kieffer, l'enseigne de réserve a servi à la demi-brigade de fusiliers marins la DBFM , où il a gagné une citation à l'ordre de la division en repoussant une attaque rebelle lancée contre un petit poste.
Peu à son aise, le cœur barbouillé autant par les relents de gasoil que par les balancements irréguliers du bateau, il ne prend pas la peine de répondre lorsque le patron de l'engin lui hurle qu'il faudra sans doute plus d'une heure avant de débarquer le cercueil dans la darse de l'Amirauté, tout au fond du port d'Alger.
Bien calé derrière le quartier-maître qui joue de la barre pour maintenir le cap au travers des lames, Chevrel se demande pourquoi le commandant de l'école n'a pas préféré faire passer le cercueil par la route. Puis il se revoit, gamin curieux, débarquant à Alger d'un paquebot de la Transatlantique avec son père alors capitaine issu de la France libre, sa mère, Gabrielle de Saint-Sevrest, et sa grande sœur Anne-Marie qui est aujourd'hui infirmière dans un douar kabyle.
L'officier revit ce premier contact avec Alger. C'était en janvier 1946 et il avait quatorze ans. Le port grouillait d'une foule bon enfant. Des dockers musulmans en guenilles couraient sous la coque noire du paquebot. Des Européens en costume léger et chapeautés, des Arabes en veston foncé et chéchia rouge étaient massés sur le débarcadère pour voir arriver les nouveaux venus ou attendre quelque familier rentrant de France.
Une fois débarqué, le capitaine Chevrel avait entraîné son petit monde à travers la foule bruyante pour atteindre une Citroën dont le chauffeur, dans l'intention de se faire reconnaître, agitait haut les bras parmi des colporteurs proposant des tapis et des babioles en cuivre.
- Mes respects, mon capitaine. Bienvenue en Algérie.
L'officier avait souri au caporal. Il lui avait serré la main sans cérémonie et, sa cantine et les quatre valises familiales casées sur la galerie de la traction avant, il s'était fait mener à un hôtel du front de mer. C'était l'Aletti, se souvient son fils. Puis il s'en était allé prendre ses ordres au bureau de garnison et, dès le lendemain, il conduisit sa famille en taxi à la gare de l'Agha afin d'y prendre le train d'Oran.
- Voilà où nous allons vivre pendant au moins deux ans, avait-il annoncé une fois assis dans son compartiment de première classe en montrant quelques cartes postales représentant la place du Théâtre, la gare et le port de la capitale de l'Ouest algérien.
La mère de Pierre avait trouvé Oran jolie, étalée sous la montagne de Santa-Cruz. Une fois la famille installée dans un vaste appartement de la rue d'Arzew qui, bordée de commerces et de hauts immeubles, traverse le centre de la ville, Pierre Chevrel était entré en quatrième au lycée Lamoricière dont les bâtisses de deux étages étaient plantées en carré en bas du boulevard Gallieni, bordé de palmiers et de hauts immeubles à larges balcons et clochetons.
 
 
Les compagnons du nouveau le dévisagent à la première récréation. Si tous sont curieux de savoir d'où il vient, quelques Arabes se tiennent à distance des Européens qui, seuls, se présentent et portent pour la plupart des noms espagnols ou italiens. Pierre serre les mains de nombreux Rodriguez, Sanchez, Lopez, Vittorio, Ferraro ou Ambrosino, en regrettant d'être l'unique fils d'officier puisque les parents de ces nouveaux condisciples sont commerçants, fonctionnaires ou colons dans le bled. Parmi la demi-douzaine d'élèves musulmans, un seul, après quelques hésitations, finit par se présenter en fixant Pierre d'un regard pétillant d'intelligence.
- Bonjour ! Comment tu t'appelles ?
Pierre n'a pas remarqué que trois élèves européens épiaient sa réaction. Il tend la main.
- Chevrel. Et toi ?
- Ahmed Lakouni. Mon père est épicier dans le quartier nègre. Et le tien ?
- Il est capitaine de cavalerie. Mais je ne sais pas encore où se trouve sa caserne.
- Sans doute au Fort-Neuf. C'est au-dessus du port.
Mettant un terme à l'échange, une cloche animée par le concierge en blouse grise tinte pour annoncer la reprise des cours. Les élèves s'alignent en rangs par deux devant les classes.
« C'est curieux, se dit Chevrel à bord du LCM ballotté par la mer, comme ces images du passé sont toujours aussi nettes. » Et il se laisse à plaisir happer par le souvenir.
Au fil des mois, alors qu'à part peut-être Albert Sorenzo, le fils d'un cafetier du boulevard Gallieni, il ne trouvait pas de véritables amis parmi les rejetons de fonctionnaires ou de commerçants, c'est avec Ahmed Lakouni qu'il se sentait le mieux. Après les cours, les deux garçons remontaient le boulevard Gallieni jusqu'à la place de l'Hôtel-de-Ville et le jeune Arabe, toujours habillé des mêmes vêtements chaque jour repassés avec soin par sa mère dont il ne parlait jamais, quittait Pierre devant l'immeuble de la rue d'Arzew.
Deux ou trois fois seulement, au long des jeudis d'hiver, Ahmed, qui comptait parmi les meilleurs élèves de sa classe, avait accepté de se promener avec Pierre et Albert Sorenzo dans les jardins qui, sous la montagne de Santa-Cruz et au-dessus de la mer, font écrin à la masse rougeâtre du Fort-Neuf bâti bien avant l'arrivée des Français en Algérie et qui, dans le temps, s'appelait bordj el-Ahmar. Mais jamais il ne proposa de l'emmener dans son quartier. L'été venu, le maillot de bain abolissant les différences sociales, le fils d'épicier se laissa enfin aller à l'amitié parfaite et finit par accepter de monter chez les Chevrel.
Ahmed et Pierre, et, à un degré moindre, Albert, vécurent ainsi comme des frères durant trois ans. Se souciant peu de certains de ses camarades qui affirmaient qu'un fils de capitaine avait mieux à faire qu'à fréquenter le rejeton d'un épicier du quartier indigène, Pierre n'avait jamais fait de différence entre Ahmed et lui. Sa mère non plus, qui le recevait bien volontiers.
Faisant côte à côte leurs devoirs rue d'Arzew, les deux jeunes gens lisaient La Peste d'Albert Camus à deux voix et rêvaient d'un monde idéal.
- Tu sais, avoua un jour Ahmed, j'entends souvent les amis de mon père parler de révolte.
Pierre, candide, s'était étonné.
- De révolte ! Mais pourquoi ?
Ahmed, grave comme il ne l'avait jamais été, se mit en peine de lui expliquer qu'en Algérie rien n'était vraiment commun aux Européens et aux Musulmans.
- Tu ne sais peut-être pas que nous, les Arabes, nous n'avons pas tous la nationalité française !
Pierre avait pâli.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Tous les hommes de chez vous ou presque n'ont-ils pas fait la guerre en Italie, en France et en Allemagne ?
- Oui, bien sûr. Mais, depuis, tout est redevenu comme avant.
- C'est-à-dire ?
- Tu comprendras un jour.
Troublé, Pierre avait le soir même demandé à son père :
- Est-il vrai que les Arabes d'Algérie ne sont pas tous français ?
- Hélas oui, c'est vrai, reconnut l'officier de la France libre. Mais ils sont malgré cela considérés comme des sujets de la France.
- Ça n'arrange rien pour eux ! lâcha Pierre d'un ton sec.
Le capitaine Chevrel fixa soudain son fils comme s'il venait seulement de comprendre qu'il n'était plus un enfant.
- Tout aurait pu s'arranger, comme tu dis, si le général de Gaulle n'avait pas abandonné le pouvoir en janvier 1946 au moment où nous arrivions à Alger. Je suis de ceux qui savent qu'il avait défini un programme qui aurait accordé plus de libertés aux Algériens. Peut-être même une large autonomie dans le giron de la France.
C'est tout ce que le père et le fils s'étaient dit ce soir-là. Mais Pierre songeait de plus en plus souvent à la condition des Arabes algériens. Ahmed lui devenait de plus en plus cher. Il s'amusait à le voir rougir chaque fois qu'il croisait Anne-Marie à qui, bien qu'il soit désormais tout à fait à son aise rue d'Arzew, il n'adressait jamais que de timides bonjours ou au revoir en baissant les yeux. Il n'y avait que lorsque la jeune fille se mettait au piano pour jouer une valse de Chopin, une fugue de Bach ou cette délicate passacaille de Haendel en do qu'il aimait tant, qu'il s'enhardissait à l'approcher. Il demeurait alors près d'elle, silencieux, admiratif, jusqu'à ce que la dernière note du morceau se fonde dans le brouhaha montant de la rue d'Arzew.
Pierre ne s'était lié à personne autant qu'avec Ahmed à Oran. Cette amitié parfaite durerait sans doute encore si les deux jeunes gens, dans l'année de leurs dix-huit ans, alors qu'ils étaient en terminale, ne s'étaient déchirés au sujet d'une jeune Israélite qui servait des glaces à la terrasse du café Sorenzo.
La demoiselle s'appelait Sarah Bensimon. Ainsi que Pierre s'en était rendu compte en la suivant un soir avec Ahmed, elle vivait dans le quartier juif, dans une vieille maison basse de la rue de la Piave dont le patio était empli d'ombre et de fraîcheur. Sarah était grande, brune et potelée. Elle portait des robes de vichy, des sandalettes et des socquettes blanches. Elle jouait du trouble des deux garçons qui consommaient de plus en plus de glaces en sortant du lycée. Si elle les aguichait l'un et l'autre lorsqu'ils étaient ensemble, se laissant voler une bise par-ci par-là, elle faisait mine de s'en désintéresser tout à fait lorsque l'un ou l'autre se risquait seul à lui conter fleurette.
De mois en mois tenaillés par les feux de leur identique amour, les deux garçons en vinrent à se haïr. Bien qu'Albert Sorenzo eût tout fait pour les empêcher d'en arriver à cette extrémité, ils se battirent quelques jours avant les vacances de 1950.
Le LCM approche d'Alger. Pierre se souvient que la rixe s'était déroulée en face du lycée, sur un terrain vague, bordé de buissons d'aloès et de figuiers de Barbarie. Une dizaine d'élèves formaient un cercle autour des combattants. Ahmed, félin, tournoyait en décochant de temps en temps un coup de poing qui, toujours, se perdait dans la garde de Pierre bien campé sur ses jambes et qui, déjà, regrettait d'avoir accepté le combat. Parmi les spectateurs, Charles Mirales, un fils d'Espagnol au teint aussi mat et aussi frisé que l'adversaire de Pierre, criait plus fort que les autres.
- Mate-le, ce melon ! Tue-le !
Pierre croisait parfois le regard d'Ahmed, plus noir que jamais, et il y lisait de la haine. Deux ou trois coups mal parés le firent hurler de douleur. Il s'affola soudain en s'apercevant que le jeune Arabe, après avoir reculé jusqu'à son cartable, revenait à l'assaut armé d'un porte-plume.
L'arme improvisée, maniée comme un poignard, se planta dans le bras droit de Pierre, juste au milieu du biceps. Le blessé tomba en arrière. Durant une minute, les frères devenus ennemis roulèrent au sol. Le cercle des assistants s'étant resserré sur eux afin de les dissimuler aux professeurs qui sortaient du lycée en bavardant, ils demeurèrent ainsi cramponnés, suffocants et éructants, jusqu'à ce qu'Ahmed se relève en se tenant la tête. Pierre se ruait déjà sur lui dans l'intention de prendre une fois pour toutes le dessus, lorsqu'il aperçut sur son visage une traînée de sang.
Ahmed s'accroupit en gémissant. Les cris d'encouragement, même ceux de Charles Mirales, se turent. Déjà quelques témoins s'enfuyaient à la course. Pierre, dégrisé, approcha de son rival qui, écartant les mains, reculait en titubant avec son porte-plume planté dans l'œil droit. Il eut soudain envie de vomir.
- Laisse-moi voir, supplia-t-il.
Ahmed, poussant un cri, avait arraché le porte-plume de son orbite. Après l'avoir jeté au loin, il fixa son rival de son œil indemne puis, ramassant son cartable, il s'enfuit sans un mot.
 
 
Les conséquences de la bagarre défilent dans la mémoire de l'enseigne de vaisseau Chevrel qui, comme au jour de l'algarade tragique, a soudain envie de vomir.
Le père d'Ahmed vint le lendemain au lycée expliquer que son fils ne viendrait plus en classe parce qu'il avait l'œil crevé. Après avoir obtenu que son fils ne soit pas chassé de l'établissement, le capitaine Chevrel décida de le renvoyer en France à l'issue des grandes vacances qu'il passerait près de Tlemcen, comme moniteur dans une colonie réservée aux fils de militaires.
Se demandant ce qu'Ahmed a bien pu devenir, Pierre fait un saut dans le temps et se revoit il y a quelques mois alors qu'il suivait les cours d'HEC, à Paris.
- Messieurs, lança-t-il un jour à ses condisciples et au conférencier qui venait d'achever un exposé qui, pour une fois, n'avait pas retenu son attention, il se passe en Algérie des événements auxquels je me dois de participer !
Plantant là ses études et Marie-Dominique de Gorgealle, sa fiancée toute blonde et aussi bien née que les Saint-Sevrest, afin d'obtenir une rapide résiliation de son sursis, il avait fait jouer les relations de son père aujourd'hui colonel et commandant un régiment dans le Constantinois.
Pendant que l'officier de réserve revit la fierté de son père quand il lui avait appris sa décision, Alger grandit devant l'engin de débarquement. Pierre Chevrel contemple l'enchevêtrement des basses maisons de la Casbah, blanches, grises et ocre, qui descendent en pente douce derrière la cathédrale Saint-Philippe dont il n'aperçoit que les deux clochers couronnés de dômes rappelant que l'édifice a été érigé sur l'emplacement d'une mosquée. Son regard traîne ensuite plus haut et à gauche de la ville, vers les coulées de verdure d'El-Biar piquetées de villas blanches. Courent ensuite, toujours à gauche, les lignes nettes de Diar el-Machoul et Diar el-Saada, les deux cités d'avant-garde construites par Le Corbusier. Sous la Casbah, des immeubles à rez-de-chaussée en arcades bordent le boulevard Carnot. L'envolée d'un bâtiment plus moderne casse de temps en temps leur alignement uniforme. A droite de la Casbah, jusqu'au-dessous de la montagne coiffée par la basilique de Notre-Dame d'Afrique, s'étalent Bab el-Oued et la Bassetta, le quartier de la Marine.
Tout à la contemplation de la ville, Pierre Chevrel ne s'est pas aperçu que la barge dansait moins depuis que son patron l'avait engagée à l'abri de la longue jetée du port.
- On arrive, lieutenant !
Ramené à la réalité, l'enseigne rajuste sa casquette dégoulinante d'eau. Le LCM frôle le Yacht-Club d'Alger installé sur la digue, puis les matelots manœuvrent sa porte rabattable devant les bâtiments bas et massifs de l'Amirauté qui ont jadis abrité des corsaires barbaresques.
Une section d'honneurs en tenue panachée est alignée sur le débarcadère. Un ordre claque. Les hommes en armes se figent au garde-à-vous. Pierre reconnaît le capitaine de frégate Rangier parmi d'autres officiers. Quelques civils soutenant une femme en pleurs attendent aussi. Il s'empresse de faire replacer le cercueil au centre du LCM dont la porte descend en grinçant et s'abat sur une cale pentue.
Derrière les officiels, des marins désœuvrés vont et viennent sans prêter trop d'attention au rituel qui se met en place. Ils disparaissent lorsqu'une sonnerie de clairon salue l'arrivée de l'amiral préfet maritime.
Porteur de tous ses ordres, l'officier général, dont la crispation du visage trahit une réelle tristesse, se fige à deux mètres devant le cercueil. Il tient dans ses mains gantées de blanc une croix au ruban rouge et blanc barré d'une palme de bronze.
Le chef du peloton d'honneurs hurle : « Ouvrez le ban ! »
Le clairon sonne quelques notes brèves. L'amiral approche du cercueil maintenant recouvert du drapeau français.
- Matelot fusilier Alain Chastenier, ânonne-t-il sans forcer la voix, au nom du ministre de la Défense nationale et des Forces armées, je vous décerne à titre posthume la croix de la Valeur militaire avec palme !
Puis, reculant de deux pas, il se fige au garde-à-vous, salue longuement. Derrière lui la mère du mort perd connaissance et glisse contre les hommes qui la soutenaient.
- Fermez le ban ! hurle encore l'officier de service.
Le clairon s'exécute.
- Aux morts !
Les notes lentes, lugubres, ricochent sur l'eau moirée de mazout. Les marins de la section d'honneurs crispent un peu plus les mains sur leurs armes. L'amiral serre les mâchoires. Chevrel fixe la famille du mort. Tandis que le matelot clairon, bouleversé, a du mal à aller au bout de la sonnerie, il soutient durant quelques secondes le regard d'un parent de Chastenier, un homme dans la quarantaine, qui porte au revers de la veste le mince ruban jaune de la médaille militaire.
« Qu'est-ce qu'il me veut ? » songe-t-il alors que, déjà, des matelots hissent le cercueil sur une fourgonnette des pompes funèbres et que la mère du mort, enfin ranimée, se laisse conduire à pas lents vers une 4 CV Renault verte.
Comme s'il avait deviné la question, l'inconnu approche de Chevrel.
- Francis Rudetti, se présente-t-il. Je suis l'oncle de ce pauvre gamin. Je pense que vous tenez à venir avec nous au cimetière.
L'enseigne n'a pas le cœur de refuser. Il se retrouve dans une traction avant avec trois hommes qui le dévisagent en silence.
Le cortège passe sous les voûtes sombres de l'Amirauté et, par une rampe pavée, monte vers la ville, tourne à droite en direction de Saint-Eugène. Le peloton d'honneurs le suit dans un camion GMC bâché.
Personne ne parle dans la voiture. Pierre Chevrel laisse traîner son regard sur les trottoirs où s'écoule une foule tranquille qui, de temps en temps, s'écarte pour laisser passer une patrouille d'hommes casqués.
« Mais à quoi ça sert tout ce cinéma », songe-t-il alors que le convoi approche du cimetière.
Comme s'il l'avait compris, Francis Rudetti lui sourit.
- Si vous le voulez, lieutenant, propose-t-il tandis que le convoi s'immobilise entre les tombes, nous aurons tout à l'heure le temps de parler de l'Algérie. Il ne faut pas que mon neveu soit mort pour rien.
Durant l'inhumation, Chevrel se dit que l'oncle du mort est familiarisé avec les rituels de la Marine puisqu'il l'a appelé « lieutenant » et non pas « mon lieutenant », ainsi qu'il l'aurait fait en présence d'un officier de l'armée de Terre. Après l'enterrement, il se laisse une nouvelle fois entraîner, seul cette fois, vers la Citroën alors que les marins du peloton d'honneurs remontent dans leur camion pour regagner l'Amirauté.

 

 

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